25
Grimalkin
La créature monta rapidement vers la surface, et une tête de femme surgit hors de l’eau, la chevelure ruisselante, ses yeux fixés sur les miens. Ce n’était pas une sorcière d’eau, c’était Grimalkin ! Je reculai vivement. Sans faire la moindre tentative pour m’attaquer, elle dit :
— N’aie pas peur, petit. Je ne suis pas venue pour toi. J’en ai après quelqu’un d’autre, cette nuit.
— Qui ? Mon maître ?
Elle eut un sourire sinistre :
— Je chasse Morwène, la fille du Diable.
Je l’observais, incrédule. Essayait-elle de m’embobiner ? Je l’avais bien trompée, moi. Peut-être ne me considérait-elle plus que comme un insecte nuisible, qu’il fallait écraser au plus vite. Peut-être aussi disait-elle vrai. Les sorcières de Pendle s’étaient souvent affrontées les unes aux autres. Pourquoi ne combattraient-elles pas les sorcières habitant d’autres parties du Comté ?
— Morwène est-elle une ennemie des Malkin ? demandai-je.
— Elle est la fille du Malin, mon ennemi juré. Pour cette raison, elle doit mourir.
— Pourtant, accusai-je, vous étiez sur la colline de Pendle, la nuit où les clans ont ouvert le portail au Diable ! Et, maintenant, vous vous opposez à lui ?
Un nouveau sourire découvrit ses dents pointues :
— Tu ne te souviens donc pas combien ce fut difficile de rassembler les clans ? Les Malkin, les Deane et les Mouldheel marchent rarement ensemble. On se dispute entre membres d’une même famille. Beaucoup craignaient qu’une fois dans le monde, le Malin devienne impossible à contrôler. Ils avaient raison. Il exige de nous allégeance et soumission. Au sabbat de Halloween, il est apparu dans sa plus terrifiante majesté à ceux qui lui ont promis obéissance. Certains s’y refusent. Je fais partie de ceux qui ne s’agenouilleront pas devant lui. À présent, les clans s’opposent plus que jamais. Des Malkin combattent des Malkin, des Deane s’affrontent à d’autres Deane. L’obscur est divisé contre lui-même. Des sorcières s’introduisent dans le tunnel, au moment où je te parle. Elles savent que tu es là. Je vais leur barrer le chemin. Mais pars ! Vite ! Je ne réussirai peut-être pas à les contenir toutes…
Sur ces mots, elle replongea et disparut dans le tunnel du lac. Qu’elle dise ou non la vérité, j’avais bien l’intention de filer. La pierre serrée contre moi, je sautai et heurtai l’eau avec un plouf sonore. Je descendis rapidement. À l’instant où je lâchai la pierre pour m’engouffrer dans les ténèbres, j’eus le temps d’apercevoir une silhouette émerger de l’autre tunnel. Une sorcière d’eau ? Ou Grimalkin ?
La traversée me parut beaucoup plus facile au retour qu’à l’aller. Je savais que ce boyau obscur me ramenait dans la première tour, et que je ne finirais pas piégé dans quelque chausse-trappe mortelle. Une vague lueur se dessinait devant moi ; une dernière brasse et j’aurais atteint l’extrémité du tunnel. C’est alors qu’une main se referma sur ma cheville.
Je lançai de grands coups de pied pour tenter de me libérer. La prise se resserra et je me sentis tracté en arrière. J’avais besoin d’air, ma poitrine allait exploser. Si c’était une sorcière d’eau, je me noierais pendant qu’elle aspirerait mon sang. Ainsi périssaient leurs victimes, sans forces, incapables de se défendre, l’eau envahissant leurs poumons. Si c’était Grimalkin, elle se vengerait de moi en me coupant la gorge.
Je tirai le couteau de ma ceinture. « Laisse-toi aller, m’ordonnai-je, cesse de te débattre, attends que vienne ta chance… »
Un coup d’œil par-dessus mon épaule me révéla une mâchoire ouverte, de longues canines prêtes à mordre. C’était une sorcière d’eau ! J’abattis mon couteau sur cette face de cauchemar. La résistance de l’eau ralentit mon bras, mais la lame s’enfonça dans la chair et je la poussai de toutes mes forces.
D’abord, rien ne se passa. Puis la prise sur ma cheville se relâcha. J’apercevais en arrière-plan deux silhouettes qui se battaient. À l’éclat d’une lame, je reconnus Grimalkin. Je repartis vers l’avant à grands coups de jambe et sortis du tunnel.
Quand je crevai la surface, je voulus crier un avertissement, mais je ne pus que tousser, cracher et m’emplir les poumons d’air. L’Épouvanteur, Alice et Arkwright me regardaient d’un air anxieux. Un sourd grondement roulait dans la gorge de Griffe. Mon maître tenait son bâton prêt, la lame pointée vers l’eau. Alice descendit quelques marches et m’attrapa par le bras pour me sortir de la fosse. L’instant d’après, j’étais debout sur les dalles, le couteau encore à la main. De sombres rubans de sang se déroulaient à l’embouchure du tunnel.
— Une sorcière ! criai-je enfin. Il y a une sorcière dans le tunnel ! Un autre passage relie la deuxième tour au lac.
Nous fixâmes l’eau, mais rien n’en sortit.
L’Épouvanteur m’examina avec anxiété :
— Es-tu blessé, petit ?
Je le rassurai :
— Ce n’est pas mon sang, mais le sien.
Je me rhabillai rapidement et renfilai mes bottes. Nous quittâmes la tour, et mon maître verrouilla la porte derrière nous.
— Voilà qui devrait les freiner, déclara-t-il en empochant sa clé. Je doute qu’elles aient de quoi ouvrir le cadenas. À mon avis, les prisonniers sont conduits ici par des complices humains, puis transférés plus tard au moyen du tunnel entre les tours. Celui qui vient du lac n’est pas praticable, les victimes ne survivraient pas sous l’eau aussi longtemps.
— Vous avez sûrement raison, approuva Arkwright. Mais je ne me souviens de rien ; je suis resté inconscient jusqu’à ce que je revienne à moi dans la seconde tour.
Nous regagnâmes la rive en hâte, ralentis malgré tout par Arkwright, encore très affaibli, qui devait s’arrêter régulièrement pour reprendre son souffle. Nous craignions une attaque à tout instant, et Griffe ne cessait de tourner autour de nous, les oreilles frémissantes. Deana nous attendait. Je pensais que nous devrions faire deux voyages, mais l’Épouvanteur ne voulut pas en entendre parler. La barque s’enfonça dangereusement sous le poids de ses passagers. La traversée s’effectua cependant sans problème.
Deana nous invita à passer la nuit chez elle.
— Je vous remercie, dit mon maître, mais vous avez assez fait pour nous. Non, nous allons reprendre la route sans attendre.
Le batelier avait surnommé cette femme « Deana la Folle », alors qu’elle était la personne la plus sensée que j’eusse jamais rencontrée. À moins que, par « folle », il n’ait voulu dire « trop généreuse ». Elle avait certainement risqué sa vie en nous conduisant sur l’île. Si les sorcières apprenaient quel rôle elle avait joué dans cette histoire, ses jours sur cette terre seraient comptés.
Notre voyage vers le sud fut long et lent, mais l’attaque que nous redoutions ne se produisit pas. J’ignorais combien de sorcières étaient venues du lac par le tunnel. En tout cas, j’avais tué ou gravement blessé celle qui m’avait attrapé par la cheville. Grimalkin avait peut-être massacré les autres, ou du moins les avait suffisamment retardées pour nous donner le temps de disparaître.
Quand nous fûmes assez loin du lac pour que la menace des sorcières d’eau ne nous inquiète plus, nous fîmes halte dans un bosquet.
Après avoir mangé un peu de fromage, Arkwright tomba aussitôt dans un profond sommeil. L’épreuve qu’il avait subie l’avait épuisé, et marcher pieds nus ne lui facilitait pas les choses. En dépit de sa pâleur et de ses traits tirés, sa respiration était régulière.
Alice lui tâta le front du bout des doigts :
— Il n’est pas fiévreux. Je crains seulement que les blessures de son cou s’infectent. Me permettez-vous de le soigner ?
L’Épouvanteur acquiesça d’un signe de tête. Cependant, il ne la quitta pas du regard pendant qu’elle tirait de son sachet des feuilles d’une espèce que je ne connaissais pas. Elle les humidifia et les appliqua contre le cou d’Arkwright.
— Est-ce une médication que Lizzie t’a apprise ? demanda John Gregory.
— En partie. Mais, quand j’ai séjourné à la ferme des Ward, la mère de Tom m’a également enseigné certaines choses.
Cette réponse parut rassurer mon maître. Je me décidai alors à lui parler de Grimalkin. L’idée qu’elle soit mêlée à tout ça ne serait pas pour lui plaire et je me demandais quelle serait sa réaction.
— Monsieur Gregory, commençai-je, il y a une chose que je dois vous dire. Grimalkin s’est servie d’un miroir pour me prévenir de l’approche des sorcières. Puis elle est montée à la surface de la fosse et elle m’a parlé. Elle a même combattu les sorcières et m’a permis de m’échapper…
Mon maître eut l’air surpris :
— Encore des miroirs ? Ça s’est passé quand ?
— Quand je suis arrivé dans la seconde tour. J’ai vu son visage dans l’eau. Elle s’est exprimée de façon étrange, en déclarant que les sorcières d’eau étaient nos ennemies à tous deux.
L’Épouvanteur se gratta la barbe :
— Pour rien au monde je ne voudrais avoir partie liée avec l’obscur. Mais les clans de Pendle, non contents de se combattre entre eux, sont peut-être aussi en lutte contre les sorcières d’eau du Nord. Ce qui me laisse perplexe, c’est que Grimalkin t’ait secouru, toi. Après ce qui s’est passé entre vous, je m’attendais plutôt à ce qu’elle veuille ta peau.
— Si elle est vraiment de notre côté, dis-je, elle peut nous être d’une grande aide. Ce n’est pas à négliger…
D’un ton ferme, il répliqua :
— Tout ce qui affaiblit ces créatures nous est favorable. Il n’est cependant pas question de se compromettre avec aucune d’elles. Le Malin en profiterait pour t’entraîner lentement vers l’obscur. Si lentement que tu n’aurais même pas conscience de ce qu’il t’arrive.
— Jamais je ne me laisserais faire ! protestai-je avec irritation.
— N’en sois pas si sûr, petit. Souviens-toi que ta propre mère a appartenu à l’obscur.
Je retins avec peine une réplique cinglante. Le silence s’étira. L’Épouvanteur me fixait avec sévérité.
— Cesse de bouder, reprit-il enfin. La vérité est toujours bonne à entendre.
— Alors, vous me croyez capable de me laisser corrompre ? grommelai-je. Je n’arrive pas à y croire. Je pensais que vous me connaissiez mieux que ça.
— Ce n’est qu’une hypothèse, petit. Mais il faut en tenir compte. Maintenant, écoute-moi bien : n’aie jamais aucun secret vis-à-vis de moi. Dis-moi tout, même si tu crains que je le prenne mal. Absolument tout. Est-ce clair ?
Se tournant légèrement vers Alice, il insista :
— En ces temps difficiles, je suis le seul à qui tu puisses faire entièrement confiance. Peux-tu comprendre ça ?
Je sentis sur moi le regard d’Alice : allai-je révéler son projet d’utiliser contre le Malin une fiole à sang ? Si l’Épouvanteur l’apprenait, il la traiterait en ennemie. Il avait déjà été à deux doigts de la jeter au fond d’un puits, à notre retour de Priestown, un an plus tôt[1] !
Bien des choses dépendaient de ma réponse. John Gregory était mon maître, mais Alice était mon amie, et une alliée de plus en plus précieuse face à l’obscur.
— Eh bien ? fit-il.
— Je le comprends, dis-je.
— Parfait !
Il n’ajouta aucun commentaire et notre échange s’arrêta là. Arkwright dormait, et nous décidâmes de passer en ce lieu le reste de la nuit. Par prudence, nous organisâmes un tour de garde.
Mon sommeil fut agité, tant la peur et l’incertitude me tourmentaient. Mon père m’avait appris à être honnête et à n’avoir qu’une parole. Maman, elle, bien qu’elle combattît l’obscur, avait ordonné à Alice d’utiliser tous les moyens pour me protéger du Malin. Tous les moyens…